Il y a un an aujourd’hui, ce 16 mars 2020, je me posais à Paris tôt le matin.
Il y a un an, je retournais en Ethiopie, cinq mois après avoir découvert ce pays qui avait tenu toutes ses promesses. Et tout fut à la hauteur de mes attentes et même davantage, tant sur l’aspect de la découverte de paysages, de gens, de lieux, que sur l’aspect personnel et ce que ce voyage m’a profondément apporté.
Je reviendrais plus tard en détail, dans quelques mois ou années sur la véritable raison de mon retour là-bas en ce début d’année 2020 qui allait être hors norme comme tout le monde sait. Ce retour fera l’objet, et je m’y attacherai particulièrement, d’un doc personnel où j’expliquerai tout au cours d’un futur 3ème voyage en Ethiopie, lorsque le contexte sanitaire le permettra et surtout lorsque le conflit armé au Tigré (depuis novembre 2020) aura cessé et que le calme sera revenu dans cette région si riche.
Je devais passer 10 jours en Ethiopie lors de ce second voyage, afin de me rendre à Adi Arkay, un petit village au nord-ouest de l’Ethiopie.
Aujourd’hui, je souhaite revenir sur les dernières 48 heures passées en Ethiopie. Ce furent 48 heures parmi les plus intenses dans ma petite vie de voyageur.
Nous sommes le vendredi 13 mars 2020.
Je suis à Axoum, tout au nord de l’Ethiopie, à plus de 800km d’Addis.
Je suis à la terrasse d’une petite gargote en train de savourer la bière du début de soirée, posé à observer le spectacle de l’animation de fin de journée de la rue principale.
Je checke aussi lors de ce même moment les news sur mon téléphone : en effet, je suis parti le mardi 10 loin de me douter que cette semaine-là, tout allait s’accélérer exponentiellement avec le COVID en France et dans l’Europe du sud. Twitter m’indique que le premier cas de COVID a été détecté ce jour à Addis.
Dans l’heure suivante, autour de moi, les premiers « masqués » apparaissent dans les rues d’Axoum : ce qui me semble alors – à ce moment-là – démesuré, car il n’y avait eu que juste un seul cas et à 800km de là. Ce sont uniquement des jeunes qui portent le masque, comme si ils voulaient montrer fièrement qu’ils avaient des masques, eux, et qu’ils étaient protégés (c’était mon ressenti quand je les observais).
Je fais alors davantage attention aux nouvelles de France, et je m’aperçois que tout s’accélère là-bas bien que tout était « normal » selon les autorités encore le jour-même de mon départ. Toutes mes sources concordent sur le fait que la courbe des contaminés en France suit exactement celle de l’Italie, qui a dix jour d’avance sur la France. L’Italie commençait son confinement…
Je commence alors à cogiter et à m’interroger.
Au même moment, mon contact local m’informe que la voiture devant m’amener à Shiré (à 50km d’Axoum) le lendemain matin à 7h est annulée, et que je devrais donc m’y rendre par mes propres moyens en bus. En sachant qu’ensuite, de Shiré un autre bus devait me rapprocher du village, qui est ma « quête » de ce second voyage. En rentrant à mon auberge, j’aurais droit à quelques « Corona, corona » de locaux qui m’interpellent.
Ce soir-là du vendredi 13 dans le ciel d’Axoum, je verrais aussi l’étoile filante la plus impressionnante de ma petite vie : confiant, je me convaincs alors que la suite de ce voyage spécial va bien se passer. Je m’endors serein.
Le lendemain matin, le samedi 14 mars, je me lève plus tard vu que mon chauffeur a annulé.
Nous ne sommes que trois occidentaux à prendre le petit déjeuner dans le jardin de la luxuriante auberge où je séjourne : à quelques mètres de moi, un couple flirtant avec la soixantaine d’années, qui passe son temps sur leurs téléphones entre deux gorgées de thé. Ils semblent tracassés.
Ayant terminé leur petit-déjeuner, ils passent devant moi, et me saluent. Puis, quelques secondes après, la dame vient me voir, comme si elle avait oublié quelque chose…
Ils sont un couple d’instituteurs américains vivant à Addis, expatriés. Elle m’informe que leur ambassade leur a sommé de rentrer immédiatement aux USA avant la fermeture imminente des frontières en raison de la crise sanitaire naissante : ils doivent donc rentrer aujourd’hui même à Addis et prendre le premier vol pour les USA.
Je reste sans voix par cette nouvelle.
Il est 9h, je dois décider de continuer mon voyage et peut-être rester bloqué en Ethiopie et apporter de gros soucis à ma famille et mes proches ou rentrer à Addis directement puis prendre un vol pour Paris.
J’ai quelques minutes pour décider d’aller tout de suite à la boutique d’Ethiopian Airlines d’Axoum afin d’avancer mon vol pour Paris à ce soir-même et donc prendre aussi un vol domestique Axoum-Addis dans la journée, ou de continuer mon voyage.
Je dois analyser en quelques minutes : le virus ne me fait pas peur, mais dans cette région, le gel hydroalcoolique n’est pas disponible à tous les coins de rue, le savon n’est pas non plus chose courante, je peux aussi faire l’objet de remarques comme celles de la veille. Un confinement serait impossible à mettre en place, et en cas de propagation soudaine, une peur panique est possible, comme des émeutes. Et d’un point de vue budget, rester bloqué trois mois pourrait être lourd.
Je décide alors de rentrer à Addis, puis à Paris dans la foulée.
A ce moment, et fort heureusement, je ne savais pas que l’Afrique allait être épargnée : je pensais plutôt qu’une énorme catastrophe allait se profiler en Afrique et que le virus allait s’y diffuser massivement à l’instar de l’Europe. Et quitte à attraper ce virus, autant être en France pour mettre toutes les chances de son côté.
Je fonce alors à l’agence Ethiopian Airlines d’Axoum afin d’avancer mon vol pour Paris à ce soir (23h au départ d’Addis) puis réserver un vol intérieur pour cet après-midi et rejoindre Addis.
L’agent me confirme la possibilité pour 100$ de supplément d’avancer mon vol pour Paris à ce soir.
C’est alors qu’il me demande comment je vais faire pour me rendre à Addis et y être ce soir ?
Je lui réponds que je compte prendre un vol intérieur depuis Axoum.
Il m’informe alors que tous les vols sont annulés jusqu’à nouvel ordre au départ d’Axoum en raison d’un vent de sable venu du Soudan et que je dois me rendre par mes propres moyens à Addis.
Il ajoutera que rejoindre Addis depuis Axoum est un voyage de 20h par la route.
A ce moment, je commence à sentir une suée : 24h de plus à attendre pour un vol pour Paris alors que le couple d’américains me prévenait de la fermeture imminente des frontières.
Je prends une minute de réflexion, puis je décide de décaler mon retour vers Paris au lendemain soir (soit dans 36h) en me convaincant que je trouverais une solution pour arriver par mes propres moyens à Addis avant le dimanche à 23h. Je me dis que je n’ai pas le choix.
Je sors de l’agence, j’appelle mon contact et lui demande le plus tôt possible une voiture pour me rendre à Mekele : je ne peux pas prendre un bus et dépendre des hasards de l’heure. Je dois être parti d’Axoum le plus tôt possible car on ne sait jamais ce qu’il peut se passer sur la route.
Je décidais d’abord de rejoindre Mekele pour retourner à mon auberge et discuter avec l’équipe là-bas de la meilleure alternative. On m’aurait ri au nez si je demandais direct une voiture pour aller d’Axoum à Addis : je savais que je devais procéder par étapes. Au fond de moi, j’espérais aussi un ciel plus dégagé à Mekele pour y prendre un éventuel vol pour Addis.
Par chance, il me trouve un mini-van dans la demi-heure pour Mekele et pour 30$. J’accepte en négociant.
A 10h15, je quittais Axoum, le compte à rebours était lancé. Mon chauffeur ne lésine pas sur l’accélérateur, et je suis très attentif à sa conduite.
Durant le trajet, je réfléchis au coût d’un retour par la route à Addis : je n’en ai à ce moment aucune idée. Je sais que j’ai ce chauffeur et que dans l’idéal, ce serait bien de le garder. Je lui demande alors s’il sait à combien s’élèverait un retour pour Addis. Il me jette un « 10 000 birrs » environ. Je saisis un convertisseur : 200€. Au fond de moi, je souffle car c’est une somme dans mes cordes. Je ne lui montrerais pas bien sûr que c’est dans mon budget, et ferais mine que c’est une somme beaucoup trop importante pour moi et que je trouverais une solution à Mekele. J’ai cette attitude afin d’entamer une éventuelle négociation. Ca fonctionnera puisque quelques dizaines de minutes plus tard, il me demandera combien je peux mettre pour ce voyage.
A 15h30, nous serons aux portes de Mekele : il m’informe alors qu’il demande à son patron s’il peut m’emmener à Addis et que nous négociions un prix.
J’aurais finalement ma voiture pour Addis depuis Mekele à 170 euros. Ce serait toujours le van, et à la condition qu’ils puissent emmener d’autres personnes avec moi. J’accepte : je suis optimiste et me dis que nous allons partir de Mekele à 17h et que j’ai une voiture pour rejoindre Addis et ses 16h de route.
Nous quittons Mekele pour Addis avec deux jeunes néerlandaises et deux éthiopiens qui ont un avion aussi à prendre : l’un à la même heure que moi, et un autre à 15h demain dimanche.
Celui qui a son avion à 15h me demande s’il peut monter dans le van (car j’ai réservé le van) : je ne calcule pas et lui réponds que ça ne pose pas de problème, qu’on devrait rouler toute la nuit et normalement arriver pour midi. Tout le monde est heureux de trouver ce van pour enfin rejoindre Addis.
A ce moment, je me fais toutefois la réflexion que nous allons sans doute rouler toute la nuit alors que nous sommes partis déjà depuis ce matin d’Axoum. Niveau sécurité, ce n’est pas l’idéal, mais j’ai cet objectif d’arriver à Addis à temps qui prend le dessus.
Nous alternons route bitumée et piste jusqu’au moment où nous débutons des lacets vers un col. Le chauffeur qui regarde son portable a une seconde d’inattention : à l’approche d’un virage, il oublie de braquer, je suis à côté de lui et reprends le volant in extremis et je lui hurle dessus. Silence dans le van, les autres derrières lui intimeront aussi l’ordre de faire attention. Le chauffeur doit avoir 25 ans, maintenant après cette remontrance, il nous donne l’impression d’un jeune ado de 12 ans qui vient de réaliser qu’il a commis une erreur et qui s’enferme dans son coin.
C’était un premier avertissement. Je ne lâcherais plus du regard la route et le chauffeur. L’Ethiopie est un des pays au monde où il y a le plus d’accidents rapporté au nombre de véhicules motorisés.
Avec les deux jeunes néerlandaises, nous échangeons entre nous et nous pensons qu’il serait plus prudent de ne pas rouler de nuit et de nous arrêter pour passer la nuit dans une auberge. C’est à ce moment-là, alors que la nuit commence à tomber, que le chauffeur commet une seconde boulette et se déporte de deux mètres en pleine ligne droite les yeux fermés : nous lui hurlons dessus de nouveau. C’est décidé, nous allons nous arrêter à Weldya.
Un des deux éthiopiens, celui qui a son avion à 15h ne veut pas que nous nous arrêtions : il m’avait demandé à Mekele si nous allions rouler de nuit, et je lui avais répondu que oui. Mais devant l’état de fatigue du chauffeur, il est hors de question de continuer. Le chauffeur me demande de décider car je suis celui qui a réservé le van. Je décide donc que nous stoppions. L’éthiopien qui avait son avion me tombe dessus, il me crie dessus. Malgré mon tempérament diplomate, je sens que tout cela va mal finir. Quand nous nous arrêtons à Weldya, on essaie de trouver un autre véhicule qui puisse rouler de nuit et l’emmener. Nous sommes dehors face à face et il ne finit pas de me hurler dessus, je sens que je vais me prendre une droite, mais je reste calme en reconnaissant effectivement mon tort de l’après-midi et de lui avoir affirmé que nous allions rouler de nuit, mais que c’était sans connaitre à ce moment et se rendre compte de l’état de fatigue du chauffeur : c’est une question de sécurité maintenant.
Il partira avec toute sa rage et trouvera une autre voiture, et ma mâchoire sera restée intacte.
Il est 23h, nous passons la nuit à Weldya. Il nous reste 10 heures de route.
Le dimanche 15 mars, nous nous remettons en route dès 6h.
Si nous avançons bien, nous devrions arriver pour la fin d’après-midi, je commence à souffler, même si la poussière dans le ciel est toujours présente : je reste optimiste, car je vois aussi sur mon téléphone que des vols internationaux sont bien partis depuis Addis dans la matinée.
La route est fluide dans la matinée, jusqu’à midi : nous sommes bloqués à l’entrée d’un village.
Il est donc midi, et nous apprenons qu’un grave accident s’est produit dans la nuit 2km plus loin que là où nous sommes bloqués. Le bouchon dure déjà depuis de nombreuses heures.
13h, et nous n’avons toujours pas avancé. Nous sommes à 3h30 d’Addis.
Au même moment, on m’informe que des français sont déjà bloqués au Maroc en raison de la fermeture des frontières : il faut que j’attrape absolument mon vol de ce soir.
14h, nous avons juste avancé d’une centaine de mètres. Avec le dernier passager éthiopien qui reste dans le van, on s’interroge pour éventuellement continuer à pied, passer le lieu de l’accident et marcher jusqu’au début du bouchon de l’autre côté et trouver un nouveau chauffeur pour Addis. Mais c’est risqué car nous pourrions ne pas trouver une autre voiture et nous aurions aussi perdu notre van actuel.
Il est 16h, et nous sommes toujours bloqués. A ce moment, je baisse les bras et je me fais à l’idée que je ne serais pas à Addis ce soir. J’essaie de relativiser en me disant que je suis en bonne santé et toujours vivant, car je viens de voir passer devant moi trois corps dans des bâches que portaient des hommes, des civils. Je me détends instantanément et relâche la pression. Peut-être que si nous ne nous étions pas arrêtés pour passer la nuit nous aurions été à la place de ces pauvres gens ? Et l’éthiopien furieux qui voulait continuer à rouler de nuit est forcément dans ce bouchon car l’accident est arrivé pendant la nuit et nous sommes à 5h de route de Weldya…
J’accompagne alors une des deux néerlandaises, Julia, qui me propose d’aller voir le lieu de l’accident et le cœur du bouchon.
A cet endroit, la route est un mélange de vieux bitume et de piste.
Lorsque nous arrivons sur les lieux de l’accident, c’est le chaos : un camion a percuté une voiture, et les véhicules sont déchiquetés en contre-bas de la route. Des centaines de personnes sont toujours attroupées autour des carcasses en bas. Nous sommes donc au point où les files de véhicules se font face, causant le bouchon. Ce qui est fou, c’est qu’il n’y a aucune force de l’ordre, pas de policier, ni d’armée et encore moins d’ambulance… pour un accident survenu il y a douze heures maintenant. Personne ne fait la circulation, ne subsistent juste les curieux, les gens dans leurs voitures qui attendent.
Avec Julia la néerlandaise, nous sommes bouche-bée car personne ne fait rien pour que la circulation reprenne, comme si tout le monde attendait que quelqu’un décide de prendre en main la situation. Nous nous regardons et elle me propose alors que nous fassions la circulation. Nous prenons 2-3 locaux avec nous pour nous aider à se faire signe tous les 50m et faire des passages successifs de véhicules. Nous ressentons une grosse satisfaction car au bout de 10 minutes, des véhicules progressent.
Intérieurement, j’hallucine de me voir en train de faire la circulation sur un axe majeur reliant le nord de l’Ethiopie à la capitale et qu’aucun policier ne soit ici pour faire le job et surtout, lorsque je me rends compte après une demi-heure que petit à petit, la circulation repart, au pas certes, mais se débouche au fur et à mesure. De nombreux éthiopiens en voiture nous font signe de la main le pouce levé pour nous remercier d’avoir débloqué le bouchon : je trouve tout cela dingue, et ça donne un coup de boost pour espérer de nouveau pouvoir réussir à rejoindre l’aéroport avant 22h et la fermeture du comptoir d’enregistrement.
Une heure plus tard à 17h, et de grandes bouffées de pots d’échappements de camions plus tard, je vois notre van arriver ! Il est enfin arrivé sur le lieu de l’accident : avec Julia nous montons dedans et notre chauffeur semble optimiste pour rallier l’aéroport avant les cinq heures qu’il nous reste.
Je reçois des messages de proches qui m’informent aussi que de nombreux pays sont en train de fermer leur frontière.
A 18h, nous roulons de nouveau normalement. Nous montons vers un col et un léger brouillard se mélange à la lumière de fin de journée. Un tunnel au somment, puis un brouillard encore plus intense mêlé à des averses à la sortie du tunnel… nous roulons de nouveau à 30kmh car la visibilité est nulle ! Décidément, tout se ligue contre moi pour ces 48 dernières heures en Ethiopie !
Je croise les doigts qu’en redescendant vers la vallée le brouillard se dissipe. Je scrute mon téléphone toutes les cinq minutes maintenant pour checker l’heure. Une tension monte à nouveau.
Finalement, avec la descente vers la vallée, le brouillard disparait. Il est 19h, Google Maps m’indique une arrivée à l’aéroport d’ici deux heures, si aucun incident ne vient perturber la fin du voyage.
J’aurais vraiment cru qu’il allait nous arriver une panne, un pneu crevé, mais nous rallierons bien Addis et nous arriverons bien comme prévu à 21h à l’aéroport, une heure avant la clôture des enregistrements.
Je souffle enfin, même si l’ultime soupir sera une fois installé dans l’avion.
Il est 23h, l’avion décolle pour Paris.
Je quitte l’Ethiopie une seconde fois, après avoir passé 48h intenses.
Le Covid m’a empêché d’aller dans le village où je souhaitais me rendre, mon souhait est d’y retourner dès qu’il en sera possible à nouveau.
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