Merci Woody

Il y a 10 ans jour pour jour, je publiais sur mon ancien site l’histoire « Merci Woody ».
Je l’aimais beaucoup, et d’ailleurs, si je devais créer un court-métrage d’animation, ce serait inspiré de cette histoire. Le problème, pour faire ce film, il faudrait que je ne dorme plus que 3h par nuit si je voulais trouver le temps de tout faire…
Aujourd’hui, cette histoire, je la republie, et la remets un peu au goût du jour. Déjà.

********************

 

C’est l’été, il fait bon, il fait chaud, c’est la canicule.
On a forcément envie de se rafraîchir. Et pour se rafraîchir, nous disposons de nombreux moyens.
Dont ces petites choses qui traînent ça-et-là dans Paris.
Qui arrivent à point nommé au beau milieu d’une escapade à velib’. Ou d’une marche de 30 000 pas.
Même les chasseurs de Pokémon en raffolent.
Ces petites choses sont très jolies.
Parisiennes.
Gracieuses.
Mais surtout, rafraîchissantes : les fontaines Wallace.
 
 

 

Elles sont 120 à Paris.
Et quelqu’une m’a raconté un jour qu’elles renfermeraient une légende : c’était une très jolie histoire. J’avais beaucoup aimé.
Normal, j’aime quand on me raconte des histoires.
Et cette légende raconte qu’il y aurait une fontaine Wallace qui donnerait la vie éternelle. N’est-ce pas chouette ?
Oui. Mais laquelle ?
 
 

Bref.
Si nous continuons dans les statistiques, forcément, s’il y en avait qu’une qui donnait la vie éternelle, ça se saurait. Et forcément, au moins une personne y aurait déjà goûté.
Ou bien, que ces personnes sont devenues éternelles et qu’elles souhaitent garder leur secret ?
Vous le découvririez, vous garderiez le secret, non ?
Mais imaginons, si demain je devais trouver la bonne, il faudrait attendre bien des années et des coups de pédales à velib’ avant que je ne me rende compte que je suis devenu éternel !
 
Mystère.
Misère de mystère.
 
 
Bref.
Pour que la légende soit plus jolie, j’ai envie de la rendre plus crédible.
Imaginons qu’il faudrait boire dans chacune de ces 120 fontaines en une seule journée pour obtenir la vie éternelle. Oui, ça semble déjà plus réaliste.
Car je mets ma main à couper que personne n’a jamais goûté à l’eau de chacune de ces 120 fontaines.
 
 
Donc on dirait que Monsieur ou Madame Eternel(le) n’existe pas encore.
Mais imaginons.
Imaginons qu’un velibeur fou soit convaincu de l’exactitude de cette légende.
On le nommera Paul. Oui, Paul, c’est intemporel.
 
 
Paul a trente ans.
Paul travaille chez Paul.
Il fait des sandwichs.
Mais Paul a un rêve.
Devenir éternel.
Car Paul avait rencontré la même quelqu’une. Qui lui avait raconté aussi cette histoire.
 
 
Alors imaginons.
Que Paul a minutieusement reconnu le terrain depuis deux mois.
Que Paul a placé toutes les fontaines Wallace de Paris sur une carte.
Pour que Paul soit définitivement prêt le jour J.
Que Paul se soit levé à l’aube.
Le 1er août 2018. Hier.
De coup de pédale en coup de pédale. De montée à descente. De fontaine à fontaine.
Paul aurait réussi.

 
 


 
Devant la dernière, la fontaine bleue, Paul s’est appliqué.
Comme pour une cérémonie :
Paul a posé son velib’ non loin.
Et a marché. Doucement.
S’est approché. A tendu ses mains.
A trempé ses lèvres. S’est délecté de cette dernière eau, si fraîche.
Paul était content.
Le soleil commençait à faiblir, les ombres s’étiraient, l’air se rafraîchissait.
Paul savait qu’il venait enfin d’avoir accès à l’éternité.
 
 

Un an plus tard, Paul faisait toujours des sandwichs.
Paul était toujours chez Paul.
Paul faisait toujours du velib’.
Paul regardait toujours avec sourire les fontaines Wallace qu’il croisait.
 
 

Trois ans plus tard, Paul faisait toujours des sandwichs.
Paul était à la Brioche dorée.
Paul faisait moins de velib’.
Paul regardait toujours avec sourire les fontaines Wallace qu’il croisait.
 
 

Dix ans plus tard, Paul dirigeait une franchise spécialisée en sandwicherie.
« Chez Wallace ».
Le siège de « Chez Wallace » était place de l’Opéra.
Paul roulait en Tesla rutilante.
Paul regardait toujours avec sourire les fontaines Wallace qu’il croisait.
Mais dix ans plus tard, il se retrouvait en famille.
Avec ses proches, lors du baptême d’une nièce.
Ce soir-là, ils avaient regardé de vieux films de famille.
Dont l’anniversaire du pépé, il y a dix ans.
Et ses proches s’étaient fait l’étrange remarque, qu’en dix ans, Paul n’avait pas changé.
 
 

Vingt ans plus tard, Paul faisait toujours des sandwichs.
Paul était à « The Muffin’s Corner ».
A Folsom, dans la banlieue de Sacramento.
Paul roulait à vélomoteur.
Paul ne croisait plus de fontaines Wallace.
Paul avait perdu le sourire.
Son physique ne changeait plus.
Vingt ans après, il gardait toujours le physique de sa trentième année.
Paul avait quitté Paris trois ans plus tôt.
Il dût quitter sa vie parisienne à partir de ce moment-là.
Assumer son statut d’immortel.
 
 
Pour ne pas être reconnu.
Laisser sa famille.
Laisser ses proches.
Laisser sa vie parisienne.
Laisser sa première vie de côté.
En faire le deuil. Une première fois.
 
 
S’effacer de sa famille. Effacer sa famille.
 
 

 

Il savait qu’il reviendrait à Paris.
Mais, peut-être dans 100 ou 200 ans.
Il savait qu’éternellement, ses vies ne seraient que recommencements.
Au bout de 5, voire de 7 ans.
Condamné à l’éternité.
Une sorte de Sisyphe des temps modernes.
 
 
Perpétuels recommencements.
Nouveaux amis.
Nouvelles petites amies.
Nouveaux jobs.
Nouveaux collègues.
Mais plus de famille.
Alors bien sûr, il suivrait de loin les descendants de sa famille.
Savoir ce que deviendraient ses arrières.
Arrières.
Arrières.
Arrières.
Arrières.
Arrières.
Petits neveux. Et nièces.
 
 

400 ans plus tard, Paul faisait toujours des sndwchs.
Oui, des sndwchs : la langue a évolué.
Car 400 ans plus tard, les voyelles ne s’écrivent plus, elles ont été interdites.
Pourquoi ? Je ne sais pas, ce n’est pas moi qui décide. C’est comme ça. Point.
Une nouvelle langue a remplacé le français.
L’anglais.
L’allemand.
L’espagnol.
L’italien.
Exit.
 
 
Paul était à « Th Mffn’s Crnr ». Toujours.
Mais à Brxlls, capitale de l’ancienne Belgique.
Aujourd’hui, capitale de notre ancienne Europe, « l’Rp ».
Mais bizarrement, il évitait toujours la place du Manneken-Pis.
Maintenant, il avait une sainte horreur des fontaines. 
 

 
 
Mais Paul continuait. Malgré tout.
Paul avait accumulé d’énormes connaissances.
Paul était devenu un véritable érudit en Histoire Contemporaine et Moderne.
Paul se plaisait de retourner à l’université en cours du soir.
Et d’affronter les théories des professeurs.
Et d’émerveiller de son savoir, de sa pétillante intelligence, les jeunes et fraîches étudiantes.
 
 
Oui, Paul était devenu un Dom Juan. Sans le vouloir.
Le seul homme, dans toute l’Humanité, à avoir flirté avec le plus de femmes.
Et pas que sur des malentendus.
Pourtant, il ne jouissait que d’un physique somme toute ordinaire. Mais voilà, son intelligence était devenue son arme.
 
 
De vie en vie.
D’identité en identité.
Un éternel recommencement.
Ne rien construire.
Juste de l’éphémère.
 
 

Jeudi 23 mai 8018.
 
Six mille ans plus tard, Paul avait envie de tout abandonner.
Six mille ans plus tard, Paul ne faisait plus de sndwchs.
Six mille ans plus tard, Paul n’avait plus d’amis.
Six mille ans plus tard, Paul était seul.
 
Tout seul, car le mercredi 7 mai 8018, dans la matinée, la comète de Halley a frappé.
 


 
 
Plus rien.
Terre nue.
Vierge.
Poussière.
Obscurité.
 
 
Il sait ce que tout cela implique.
Il n’y a plus de vie en dehors de la sienne.
De ce qui lui sert de vie.
Il sait qu’il faudra du temps avant que tout ne reprenne vie.
Mais avant ces années.
Ces milliers d’années.
Ces millions d’années.
Paul est seul.
Paul restera seul.
Alors Paul pleure.
Comme une fontaine Wallace.
 
 
 
Woody Allen nous raconte :
« L’éternité, c’est long, surtout vers la fin ».
 
 
Paul : « Ta gueuuuuuuuuuuuuuuuuuule Woody !!! »
 
 
 
 
 
 



0 Comments

Laisser un commentaire